Trois
Juste y passer. Traverser Magazine Street, descendre First Street et passer devant cette énorme et vieille maison délabrée. Vérifier que les vitres sont cassées. Vérifier si Deirdre Mayfair est toujours assise sous le porche. Pas besoin de demander à la voir. Mais qu’est-ce que tu cherches ?
Le père Mattingly était furieux contre lui-même. Il était de son devoir de saluer cette famille avant de repartir pour le Nord. Il avait été le curé de leur paroisse autrefois. Il les connaissait tous. Et cela faisait bien plus d’un an qu’il n’avait pas revu Mlle Carl, depuis les obsèques de Mlle Nancy.
Quelques mois auparavant, l’un des jeunes prêtres lui avait écrit que Deirdre Mayfair avait beaucoup baissé. Ses bras étaient maintenant recroquevillés sur sa poitrine.
Et les chèques de Mlle Carl continuaient d’arriver à la paroisse rédemptoriste. Mille dollars par mois. Sans aucune condition. Au fil des ans, cela représentait une véritable fortune.
Le père Mattingly se devait d’y aller pour présenter ses respects et remercier personnellement la famille, comme il le faisait des années auparavant.
Les prêtres du presbytère d’aujourd’hui ne connaissaient pas les Mayfair. Ils ne connaissaient pas les histoires du passé. Ils n’avaient jamais été conviés dans cette maison. Ils n’étaient que depuis quelques années dans cette vieille paroisse triste à la congrégation maintenant clairsemée, aux églises magnifiques verrouillées à cause des vandales, les autres bâtiments étant en ruine.
Il était content de ne faire qu’une brève visite car chacune était plus triste que la précédente. Il espérait ne jamais revenir dans le Sud. Mais il ne pouvait pas partir sans revoir cette famille.
Oui, il devait y aller. Apercevoir Deirdre Mayfair. Elle était l’une de ses anciennes ouailles, après tout.
Et quel mal y avait-il à vouloir vérifier les derniers commérages ? On aurait essayé de placer Deirdre dans un sanatorium, elle serait devenue comme folle et aurait cassé tous les carreaux des fenêtres avant de retomber dans sa catatonie. Cela se serait passé le 13 août, deux jours plus tôt.
Qui sait ? Mlle Carl apprécierait peut-être sa visite ?
Mais le père Mattingly se berçait d’illusions, il le savait. Mlle Carl ne voulait plus le voir. Elle ne l’avait pas invité depuis des années. Et Deirdre Mayfair n’était rien d’autre qu’un gentil légume, comme l’avait dit un jour son infirmière.
Mais comment diable un gentil légume pouvait-il bien se lever et casser tous les carreaux de fenêtres d’au moins trois mètres soixante de haut ? A y réfléchir, cette histoire ne tenait pas debout. Et pourquoi les types du sanatorium ne l’avaient-ils pas emmenée quand même ? Avec une camisole de force, si nécessaire ? N’était-ce pas ainsi qu’ils procédaient d’habitude ?
C’était l’infirmière de Deirdre qui les avaient empêchés d’entrer, leur criant de s’en aller, disant que Deirdre restait à la maison, qu’elle s’en occuperait avec Mlle Carl. Jerry Lonigan, l’entrepreneur de pompes funèbres, avait raconté toute l’histoire au père. L’ambulancier du sanatorium, qui conduisait souvent le corbillard de Lonigan et Fils, avait tout vu. Du verre brisé partout sous le porche et Deirdre hurlant à la mort.
Enfin, ce n’était pas son affaire. Peut-être que si, après tout ?
Seigneur ! Mlle Carl avait plus de quatre-vingts ans, même si elle travaillait encore tous les jours. Et elle était seule dans cette maison avec Deirdre et une employée.
Plus il y réfléchissait, plus il sentait qu’il devait y aller. Même s’il détestait cette maison. Carl et tout ce qu’il savait sur ces gens. Oui, c’était son devoir.
Il n’avait pas toujours été dans cet état d’esprit. Quarante-deux ans plus tôt, quand il était arrivé de Saint Louis, il avait trouvé ces dames Mayfair distinguées, même la ronde et bougonne Nancy, et certainement la charmante Mlle Belle et la jolie Mlle Millie. La maison l’avait enchanté, avec ses horloges en bronze et ses portières en velours. Il avait adoré les grands miroirs et la galerie des portraits d’ancêtres.
Et il avait adoré la petite Deirdre aussi. Cette enfant de six ans au joli visage qu’il avait si peu connue et dont la vie s’était transformée en tragédie douze ans plus tard. Écrivait-on maintenant dans les livres qu’un électrochoc pouvait effacer la mémoire d’un être humain ? Faire de lui une coquille vide fixant la pluie du regard tandis que son infirmière lui donne la becquée avec une cuillère d’argent ?
Pourquoi avaient-ils fait cela ? Il n’avait pas osé le demander. Mais on lui en avait beaucoup parlé. C’était pour la guérir de ses « hallucinations », de ses cris stridents – « Tu l’as fait ! » – lancés à un absent, quelqu’un qu’elle maudissait pour la mort du père de son enfant illégitime.
Deirdre. Pleurer pour Deirdre. C’était ce que le père Mattingly avait fait. Il ne l’oublierait jamais. Il se rappelait le récit que cette petite fille lui avait déversé dans l’ombre du confessionnal, une petite fille qui allait passer le reste de sa vie à moisir dans cette maison ensevelie sous les treilles tandis que le monde extérieur courait à sa damnation.
Juste une petite visite. En mémoire de cette petite fille. N’essaie pas de comprendre. Son récit épouvantable te hante encore aujourd’hui. « Quand on a vu cet homme, on est fichu. »
Le père Mattingly se décida. Il enfila son manteau noir, ajusta son col dur et son plastron, sortit du presbytère climatisé et commença à marcher sur le trottoir étroit de Constance Street. Il ne jeta pas un regard aux mauvaises herbes qui envahissaient l’escalier de Saint Alphonse. Il ne regarda pas les graffiti sur les murs de l’école.
Il était plongé dans le passé tandis qu’il tournait à l’angle de Joséphine Street. Et puis, deux pâtés de maisons plus loin, il entra brusquement dans un autre monde. Le soleil aveuglant avait disparu et, avec lui, la poussière et le vacarme de la circulation.
Des fenêtres aux persiennes closes, des porches ombragés, le doux sifflement des arroseurs automatiques. On sentait l’odeur du terreau jeté au pied de rosiers soignés avec attention.
Bon, et qu’est-ce que tu vas dire quand tu y seras ?
Il aperçut le mur écaillé de la maison des Mayfair, se dressant au-dessus des cimes des arbres, les deux hautes cheminées se découpant sur les nuages. Les grilles en fer forgé étaient-elles plus rouillées que la dernière fois ? Le jardin était une véritable jungle.
Il se sentait mal à l’aise dans ce quartier calme et désert. Seuls bougeaient les insectes, les oiseaux, et même les plantes, qui absorbaient lentement la lumière et le bleu du ciel. Il devait y avoir un marais ici, autrefois.
Il ne pouvait s’empêcher de penser à tout ce qu’on lui avait raconté sur les dames Mayfair. Le vaudou était-il autre chose que le culte du diable ? Et quel péché était pire que l’autre : le meurtre ou le suicide ? Le Malin avait fait son œuvre. Il entendait la petite Deirdre chuchoter à son oreille. Il sentit la présence du démon tandis qu’il pesait de tout son poids contre la grille en fer forgé en levant les yeux vers les branches des chênes.
Il s’épongea le front avec son mouchoir. La petite Deirdre lui avait raconté qu’elle avait vu le diable ! Il entendait sa voix comme si c’était hier. Et le bruit de ses pas quand elle avait quitté l’église en courant, loin de lui, loin de son incapacité à l’aider.
Mais cela avait commencé bien avant. Cela avait commencé un vendredi après-midi sinistre, quand la sœur Bridget Marie avait téléphoné pour qu’un prêtre vienne vite dans la cour de l’école.
Le père Mattingly n’avait jamais entendu parler de Deirdre Mayfair. Il venait d’arriver du séminaire de Kirkwood, dans le Missouri.
Il trouva la religieuse dans une cour asphaltée, derrière le vieux couvent. L’endroit lui avait paru très européen, avec son charme vieillot et ses murs fissurés, son arbre noueux entouré de bancs en bois.
L’ombre de l’arbre l’avait rafraîchi. Puis il avait vu que les petites filles assises sur le banc étaient en train de pleurer. Sœur Bridget Marie tenait une enfant pâle et tremblante par le bras. La petite était blanche de terreur. Elle était ravissante, malgré de grands yeux bleus qui mangeaient son visage. De longues boucles de chevelure noire encadraient son visage, ses membres étaient bien proportionnés mais délicats.
Un monceau de fleurs jonchait le sol : de grands glaïeuls, des lys blancs, d’énormes brassées de fougères et même de magnifiques roses rouges. Des fleurs de fleuriste, sûrement, mais il y en avait tant !…
— Vous voyez tout ça, mon père ? s’exclama sœur Bridget Marie. Et elles ont le culot de me dire que c’est leur ami invisible, le diable en personne, qui a mis ces fleurs là, qui les a déposées dans les bras de Deirdre sous le regard des autres. Sales petites voleuses ! Elles ont volé ces fleurs sur l’autel de Saint Alphonse !
Les petites filles se mirent à pleurer. L’une d’elles tapa du pied et un concert furieux de : « Nous l’avons vu, nous l’avons vu ! » retentit.
Sœur Bridget Marie cria pour rétablir le silence. Elle secoua la petite fille muette qu’elle tenait par le bras. La bouche de l’enfant s’ouvrit sous le choc et ses yeux se mirent à rouler en direction du père Mattingly dans un regard suppliant.
— Ma sœur, s’il vous plaît, dit le prêtre.
Il libéra doucement l’enfant hébétée, complètement docile. Il se retint de la prendre dans ses bras et d’essuyer son visage barbouillé de larmes.
— Son ami invisible, dit la sœur, celui qui retrouve les objets perdus, mon père. Celui qui met des pièces dans ses poches pour qu’elle s’achète des bonbons ! Et elles les mangent tous ! Elles se goinfrent avec de l’argent volé.
Les petites filles redoublèrent de larmes. Le père s’aperçut qu’il piétinait les fleurs et que la petite fille blême fixait ses chaussures écrasant les pétales blancs.
— Faites rentrer les enfants, dit-il.
Il devait absolument prendre les choses en main s’il voulait essayer de comprendre ce que la religieuse avait dit.
Mais même lorsqu’il se retrouva seul avec elle, la situation lui parut complètement invraisemblable. Les enfants prétendaient que les fleurs avaient volé dans l’air puis atterri dans les bras de Deirdre. Elles en avaient ri aux larmes. L’ami magique de Deirdre les faisait toujours rire, disaient-elles. Il était capable de retrouver un cahier ou un crayon perdus. Il suffisait de demander à Deirdre pour le récupérer. Et elles prétendaient même avoir vu ce bel homme aux cheveux bruns et aux yeux marron qui apparaissait l’espace d’une seconde aux côtés de la petite fille.
— Il faut la renvoyer chez elle, mon père. Cela arrive tout le temps. Je téléphone à sa grand-tante Carl ou à sa tante Nancy et ça s’arrête quelque temps. Et puis ça recommence.
— Mais vous ne croyez pas…
— Mon père, c’est blanc bonnet et bonnet blanc : soit cette enfant est possédée par le démon, soit c’est une sacrée menteuse et elle leur fait croire des choses comme si elle les avait ensorcelées. Elle ne peut pas rester à Saint Alphonse.
Le père Mattingly avait ramené Deirdre lui-même à la maison en marchant lentement. Ils n’avaient pas échangé un mot. Mlle Carl avait été appelée à son cabinet et les attendait avec Mlle Millie sur le perron devant la grande maison.
— Une imagination débordante, mon père, dit Mlle Carl. Millie, Deirdre a besoin d’un bain chaud.
L’enfant était partie, toujours muette, et Mlle Carl avait proposé au prêtre de prendre un café sous le porche. Mlle Nancy, renfrognée, avait apporté les tasses et l’argenterie.
De la porcelaine Wedgwood bordée d’un filet d’or, des serviettes à thé brodées d’un « M ». Quelle femme à l’esprit vif, cette Carl ! Elle était impeccable dans son tailleur en soie, avec son chemisier blanc, ses cheveux poivre et sel rassemblés en chignon sur la nuque, ses lèvres colorées de rose pâle. Elle le mit tout de suite à l’aise avec un sourire de connivence.
— On peut dire que cette trop grande imagination est un vrai fléau dans notre famille. (Elle versa le lait et le café chaud.) Nous faisons des rêves et nous avons des visions. Logiquement, nous aurions dû être poètes ou peintres. Pas juriste, comme moi. (Elle s’était mise à rire gentiment.) Deirdre ira bien mieux quand elle saura distinguer le rêve de la réalité.
Elle expliqua que l’enfant entrerait chez les sœurs du Sacré-Cœur dès qu’il y aurait une place libre. Elle était réellement désolée des incidents de Saint Alphonse et, bien sûr, elle allait garder Deirdre à la maison puisque c’était le souhait de sœur Bridget Marie.
Le prêtre avait bien essayé de discuter mais tout était déjà décidé. Quoi de plus simple, en attendant, que de trouver une gouvernante pour Deirdre ? Une femme qui saurait y faire avec les enfants.
Ils se mirent à marcher dans la galerie.
— Nous sommes une vieille famille, mon père, dit Carl en retournant dans le salon. Mais nous ne savons pas jusqu’où remontent nos origines. Personne n’a su identifier certains de ces portraits autour de nous. (Sa voix était mi-amusée, mi-lasse.) Ce qui est sûr, c’est que nous venons des îles, d’une plantation à Saint-Domingue. Et, avant, nous avons quelque passé européen dont nous ignorons tout. Cette maison est remplie de reliques inexpliquées.
Elle passa doucement ses mains sur le piano à queue et la harpe dorée. Elle avait peu de goût pour tous ces objets, ajouta-t-elle. Il était amusant qu’elle en soit devenue la dépositaire. Mlle Millie se contenta de sourire en hochant la tête.
Ainsi, tout semblait s’être arrangé et la petite fille au visage blême et aux boucles noires avait quitté Saint Alphonse.
Mais, les jours suivants, le père Mattingly n’avait cessé de se tourmenter au sujet des fleurs. Comment imaginer une bande de petites filles passant par-dessus la table de communion et dévalisant les autels d’une église aussi énorme et impressionnante que Saint Alphonse ? Même les gamins des rues que le père avait connus, enfant, n’auraient jamais osé un pareil forfait.
Que pensait réellement sœur Bridget Marie de tout cela ? Les enfants avaient-elles vraiment volé les fleurs ? La petite religieuse au visage arrondi l’étudia un moment avant de répondre. C’était non.
— Mon père, Dieu m’en est témoin, cette famille Mayfair est maudite. La grand-mère de cette enfant, Stella, racontait exactement les mêmes choses, dans la même cour, il y a bien des années. Le pouvoir qu’elle exerçait sur son entourage était effrayant. Certaines des religieuses craignaient même de la croiser. Elles la qualifiaient de sorcière.
— Superstition, ma sœur ! répondit-il avec assurance. Et la mère de la petite Deirdre ? Était-elle aussi une sorcière ?
La sœur Bridget Marie hocha la tête.
— C’était Antha, une enfant timide et douce, que même son ombre effrayait. Jusqu’à la mort de sa mère Stella, en tout cas. Vous auriez vu le visage de Mlle Carlotta à l’enterrement de Stella ! C’était le même qu’à l’enterrement d’Antha, douze ans plus tard. Carl était une fille formidable. Elle est allée au Sacré-Cœur. Elle est le pilier de sa famille. Mais sa mère se fichait totalement d’elle. Tout ce qui intéressait Mary Beth Mayfair, c’était Stella. Et le vieux M. Julien, l’oncle de Mary Beth, était pareil. Stella, Stella, toujours Stella. Mais Antha était devenue complètement folle à la fin. Elle a grimpé en courant l’escalier de la vieille maison, s’est jetée de la mansarde et s’est écrasée en bas. Elle avait vingt ans.
— Si jeune ! murmura le prêtre.
Il se remémora le visage pâle et craintif de Deirdre. Quel âge avait-elle quand sa mère s’était donné la mort ?
— On a inhumé Antha en terre consacrée. Dieu ait son âme ! Qui pourrait juger de l’état d’esprit de quelqu’un comme ça ? Sa tête a éclaté comme un melon mûr quand elle a heurté les dalles de la terrasse. Et Deirdre, son bébé, s’époumonait dans son berceau.
Le père Mattingly était bouleversé. Il avait entendu ce genre d’histoire toute sa vie, chez lui. Les Irlandais se complaisaient à tout dramatiser. Ils aimaient le morbide et le tragique. Il eut envie de demander…
Mais la cloche retentit. Les enfants se mirent en rangs pour entrer en classe. La religieuse devait partir. Soudain, elle se tourna vers lui.
— Je vais vous raconter une histoire à propos d’Antha, dit-elle en baissant la voix à cause du silence régnant dans la cour. Autrefois, quand les religieuses se mettaient à table, à midi, les enfants devaient rester silencieux dans la cour jusqu’à la fin de l’angélus et du bénédicité. C’est quelque chose qu’on ne respecte plus aujourd’hui. Mais, à l’époque, c’était la coutume. Un jour de printemps, pendant cette période de silence, une affreuse gamine du nom de Jenny Simpson s’est amusée à faire peur à la pauvre Antha avec un cadavre de rat qu’elle avait trouvé sous la haie. En voyant le rat mort, Antha a poussé un cri glaçant. Nous sommes arrivées en courant et savez-vous ce que nous avons vu, mon père ? Cette petite garce de Jenny Simpson couchée sur le dos, le visage ensanglanté, et le rat s’échappant de sa main ! Croyez-vous que c’est la petite Antha qui avait fait cela, cette adorable enfant, aussi délicate que sa fille Deirdre aujourd’hui ? Non ! C’était l’œuvre du même ami invisible, mon père. Le diable en personne. Celui qui a couvert Deirdre de fleurs la semaine dernière.
— Ma sœur, me pensez-vous assez naïf pour croire pareille chose ? dit le père.
Elle avait souri, il est vrai, mais, d’expérience, il savait qu’une Irlandaise pouvait sourire de ce qu’elle disait et y croire en même temps.
En partant, il avait aperçu Deirdre dans le jardin. Son visage blanc le scrutait de derrière un vieil arbre noueux. Il lui avait fait un petit signe sans s’arrêter mais quelque chose le tourmentait. Etaient-ce ses boucles tout emmêlées ou cet air absent dans ses yeux ?
La démence ! C’était exactement cela que la sœur avait décrit. Et le père sentait la petite fille blafarde menacée de cette même démence. Depuis longtemps, son opinion était que les fous vivaient dans un enfer d’incohérences, qu’ils ne comprenaient pas la vie autour d’eux.
Mais Mlle Carlotta était une femme moderne et sensée. L’enfant n’était pas condamnée à suivre les pas de sa mère. Au contraire, elle avait toutes les chances de s’en sortir.
Un mois s’écoula avant que son opinion sur les Mayfair ne change définitivement. Ce fut par un samedi après-midi inoubliable que Deirdre Mayfair vint se confesser à l’église Saint Alphonse.
C’était l’époque où tous les bons catholiques irlandais et allemands venaient se confesser pour soulager leur conscience avant de communier à la messe du lendemain.
Il était donc assis dans le petit confessionnal en bois, caché par un rideau de serge grise, écoutant les pénitents qui venaient s’agenouiller alternativement dans les petites cellules à sa gauche et à sa droite. Ces voix et ces péchés, il aurait pu les entendre à Boston ou à New York. Les accents, les soucis, les idées étaient partout les mêmes.
Puis une voix d’enfant éveilla son attention, une voix rapide et sûre traversant la grille poussiéreuse, dans laquelle on décelait intelligence et précocité. Il ne l’avait pas reconnue. Après tout, Deirdre Mayfair n’avait encore jamais prononcé un mot devant lui.
— Pardonnez-moi, mon père, parce que j’ai péché. Cela fait des semaines que je ne me suis pas confessée. Aidez-moi, mon père. Je n’arrive pas à lutter contre le diable. J’essaie mais je n’y arrive pas. Et j’irai en enfer.
Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Sœur Bridget Marie était-elle derrière tout cela ? Mais, avant qu’il n’ait dit quoi que ce soit, l’enfant poursuivit, et il sut que c’était Deirdre.
— Je n’ai pas dit au diable de s’en aller quand il a apporté les fleurs. Je voulais le faire et je savais que je devais le faire. Tante Carl est furieuse contre moi. Mais, mon père, il voulait seulement me faire plaisir. Je vous le jure, mon père, il n’est jamais méchant avec moi. Et il pleure si je ne le regarde pas ou ne l’écoute pas. Je ne savais pas qu’il allait apporter les fleurs de l’autel ! Parfois, il fait des choses complètement folles. Des choses complètement puériles. Mais il ne veut blesser personne.
— Attends, ma chérie ! Pourquoi veux-tu que le diable lui-même aille ennuyer une petite fille ? Si tu me disais plutôt ce qui s’est réellement passé ?
— Mon père, il n’est pas comme dans la Bible. Je le jure. Il n’est pas laid. Il est grand et beau. Comme un homme réel. Et il ne dit pas de mensonges. Il fait toujours des choses gentilles. Quand j’ai peur, il s’assied à côté de moi sur le lit et il m’embrasse. C’est vrai ! Et il fait peur aux gens qui me veulent du mal.
— Alors, pourquoi l’appelles-tu le diable ? Ne vaudrait-il pas mieux dire qu’il est un ami imaginaire, quelqu’un qui t’empêche d’être seule ?
— Non, mon père. C’est le diable, dit-elle sur un ton sans réplique. Il n’est ni réel, ni imaginaire.
La petite voix semblait triste, fatiguée. Une petite femme ayant l’apparence d’une enfant, se débattant, au bord du désespoir, avec un lourd fardeau.
— Je suis la seule à savoir quand il est là, reprit-elle. Et quand je le regarde longtemps, tout le monde peut le voir ! (Sa voix se brisa.) Mon père, j’essaie de ne pas regarder. Je dis « Jésus, Marie, Joseph », et j’essaie de ne pas regarder. Je sais que c’est un péché mortel. Mais alors il devient très triste. Il pleure sans bruit mais, moi, je l’entends.
— Mon enfant, en as-tu parlé avec ta tante Carl ?
Sa voix était posée mais le récit détaillé de l’enfant commençait à l’inquiéter. C’était plus qu’une imagination débordante.
— Mais elle sait tout ! Toutes mes tantes le savent. Elles l’appellent « l’homme » mais tante Carl dit qu’il est le diable. C’est elle qui me dit que c’est un péché. Comme se caresser entre les jambes ou avoir des pensées sales. Comme quand il m’embrasse et me fait ressentir des choses. Elle dit que c’est sale de regarder l’homme et de le laisser venir dans mon lit. Elle dit qu’il peut me tuer. Ma mère l’a vu aussi toute sa vie et c’est pour ça qu’elle est morte et qu’elle est partie au ciel pour se débarrasser de lui.
Le père Mattingly était atterré.
— Et la mère de ma mère le voyait aussi, continua l’enfant d’une voix précipitée. Et, elle, elle était vraiment mauvaise. C’est lui qui l’a rendue mauvaise et elle est morte à cause de lui. Mais elle a dû aller en enfer. Et c’est là que j’irai moi aussi.
— Attends, mon enfant ! Qui t’a dit ça ?
— Ma tante Carl, insista l’enfant. Elle ne veut pas que j’aille en enfer comme Stella. Elle m’a dit de prier et de le faire partir. Que j’y arriverais si j’essayais. Qu’il fallait que je dise mon chapelet et que je ne le regarde pas. Elle est tellement furieuse quand je le laisse venir ! (L’enfant s’interrompit, essayant de refouler ses larmes.) Et tante Millie est terrifiée. Et tante Nancy refuse de me regarder. Elle dit que dans notre famille, quand on a vu l’homme, on est fichu.
Le père Mattingly était trop choqué pour parler. Il se racla la gorge.
— Tu veux dire que les tantes affirment qu’il existe vraiment ?
— Elles sont au courant de tout. N’importe qui peut le voir quand je le rends suffisamment fort. C’est vrai, mon père. Tout le monde. Mais, vous savez, il faut que je le fasse venir. Pour les autres, ce n’est pas un péché mortel de le voir parce que c’est ma faute. Personne ne le verrait si je ne le laissais pas faire. Mais je ne comprends pas pourquoi le diable est si gentil avec moi, ni pourquoi il pleure autant quand il est triste, ni pourquoi il veut être avec moi…
Sa voix se brisa en sanglots.
— Ne pleure pas, Deirdre, dit le prêtre.
C’était inconcevable ! Cette femme sensée, moderne, avec son tailleur sur mesure, qui mettrait des idées pareilles dans la tête d’une enfant ? Et les autres, pour l’amour de Dieu ?
La petite voix angoissée poursuivit :
— Tante Carl dit que c’est un péché mortel de penser à lui. Même à son nom. Ça le fait venir tout de suite. Mais quand elle me parle ainsi, il est à côté de moi et me dit que c’est des mensonges. C’est horrible, mais c’est vrai qu’elle dit parfois des mensonges. Je le sais. Mais le pire c’est quand il essaie de lui faire peur. Alors, elle le menace ! Elle dit que s’il ne me laisse pas tranquille elle me fera du mal.
Sa voix se brisa à nouveau mais ses pleurs étaient à peine audibles.
— Mon père, elle l’a vu quand j’étais bébé et que je ne savais pas encore que je pouvais le faire venir. Elle l’a vu le jour de la mort de ma mère. Il me berçait. Et quand ma grand-mère Stella était petite, il se mettait derrière elle à table. Je vais vous dire un terrible secret. Il y a un portrait de ma mère chez nous. Eh bien, il est aussi dessus. Il est debout à côté d’elle. Je suis au courant parce c’est lui qui l’a trouvé et me l’a donné. Il a ouvert le tiroir du buffet sans même le toucher et il me l’a posé dans la main. Il fait des choses comme ça quand il est vraiment fort, quand je suis restée longtemps avec lui et que j’ai pensé à lui toute la journée. A ce moment-là, tout le monde sait qu’il est dans la maison. Tante Nancy attend à la porte quand tante Carl rentre et elle lui chuchote : « L’homme est là. Je viens de le voir. » Et tante Carl se met en colère. C’est de ma faute, mon père. Et j’ai peur de ne pas pouvoir l’arrêter. Et elles sont toutes bouleversées.
Le prêtre bouillait intérieurement. Ces femmes étaient complètement démentes ! Il n’y en avait pas une qui avait un minimum de bon sens pour comprendre que cette petite fille avait besoin d’un psychiatre ?
— Ma chérie, écoute-moi. Je veux ta permission pour parler de tout cela avec ta tante Carl. Tu me la donnes ?
— Oh non ! mon père. S’il vous plaît. Il ne faut pas.
— Sans ta permission, je ne le ferai pas. Mais il faudrait que j’en parle avec ta tante Carl. Avec elle, nous pourrions tout arranger.
— Elle ne me pardonnerait pas d’en avoir parlé. Jamais. C’est un péché mortel d’en parler. Tante Nancy ne me pardonnerait jamais et même tante Millie serait furieuse. Vous ne pouvez pas faire ça !
Elle commençait à devenir hystérique.
— Je peux effacer ce péché mortel, mon enfant, expliqua-t-il. Je peux te donner l’absolution. A partir de cet instant, ton âme est aussi blanche que la neige, Deirdre. Aie confiance en moi. Donne-moi la permission d’aller lui parler.
Pendant un moment intense, la seule réponse fut des pleurs. Puis, avant même qu’il entende tourner le bouton de la petite porte en bois, il savait qu’il l’avait perdue. Quelques secondes plus tard, il l’entendit s’éloigner en courant.
Il n’oublia jamais cet instant. Il était assis, impuissant, écoutant l’écho des petits pas, manquant d’air et suffoquant de chaleur. Mon Dieu, que faire ?
Pendant des semaines, il avait été complètement obsédé par ces femmes, cette maison… Mais le secret de la confession l’empêchait de faire quoi que ce soit. Il n’osait même pas questionner sœur Bridget Marie qui, pourtant, n’était pas avare de renseignements quand ils se rencontraient dans la cour de récréation. Il se sentait coupable de l’écouter mais il ne parvenait pas à s’en aller.
— Ils ont mis Deirdre au Sacré-Cœur. Mais croyez-vous qu’elle va y rester ? Ils ont renvoyé sa mère, Antha, quand elle n’avait pas huit ans. Les Ursulines aussi l’ont renvoyée. Alors, on lui a trouvé une école privée. C’était une enfant vraiment malheureuse. Elle écrivait des poèmes et des histoires, elle parlait toute seule et posait sans arrêt des questions sur la mort de sa mère. Vous saviez, mon père, que Stella Mayfair a été abattue par son frère Lionel ? C’était pendant un grand bal chez eux. Il y a eu une sacrée panique. Les miroirs, les horloges, les fenêtres, tout était cassé. Et Stella, morte, gisait sur le sol.
Le père Mattingly hocha la tête de pitié.
— Ce n’est pas étonnant qu’Antha ait perdu la raison après ça. A peine dix ans plus tard, elle s’est entichée d’un peintre qui ne s’est pas soucié de l’épouser. Il l’a abandonnée dans un immeuble sans ascenseur de Greenwich Village, au milieu de l’hiver, sans un sou, avec la petite Deirdre. Elle a dû rentrer la tête basse à la maison. Et plus tard elle a sauté par la fenêtre, la pauvre petite. La vie devait être infernale avec ses tantes toujours sur son dos, observant le moindre de ses gestes et l’enfermant à clé la nuit. Elle allait dans le quartier français pour boire avec des poètes et des peintres. Vous vous rendez compte ? A son âge ! Elle essayait d’attirer leur attention sur ses poèmes. Je vais vous raconter un secret, mon père. Après sa mort, pendant des mois des lettres sont arrivées pour elle, et des manuscrits à elle qu’on lui renvoyait de New York. Quel supplice pour Mlle Carlotta chaque fois que le facteur apportait un souvenir de toutes ces souffrances !
En retournant au presbytère, le père Mattingly s’arrêta à l’église. Il resta debout un long moment dans la sacristie en contemplant l’autel par la porte ouverte. Il aurait pu pardonner facilement aux Mayfair une histoire sordide. Comme tout le monde, ils étaient nés ignorants. Mais pervertir l’esprit d’une petite fille par des mensonges, lui dire que le diable avait poussé sa mère au suicide ! Il se sentait impuissant. La seule chose qu’il pouvait faire, c’était prier pour Deirdre.
Elle fut renvoyée de Sainte Margaret vers Noël et ses tantes l’envoyèrent dans une école privée dans le Nord.
Quelque temps plus tard, il apprit qu’elle était revenue, étiolée, qu’elle étudiait avec une préceptrice. Une fois, il l’aperçut à la messe de 10 heures. Elle n’avait pas communié.
Bribe après bribe, il commençait à connaître l’histoire des Mayfair : on aurait dit que tous ses paroissiens savaient qu’il était allé chez eux. Assis à la table de la cuisine, grand-mère Lucy O’Hara lui avait pris la main.
— J’ai appris que Deirdre Mayfair a été envoyée au loin et que vous êtes allé dans cette maison.
Qu’aurait-il pu dire ? Il se résigna à écouter.
— Je connais cette famille. Mary Beth était une grande dame. Elle parlait souvent de la vieille plantation. Elle y était née juste après la guerre de Sécession. Ils ne sont arrivés à La Nouvelle-Orléans que dans les années 1880. C’est son frère Julien qui l’a amenée ici. C’était un véritable gentleman. Je me souviens quand il passait à cheval dans Saint Charles Avenue. C’était le plus bel homme que j’aie jamais vu. Et ils avaient une magnifique plantation à Riverbend, paraît-il. M. Julien et Mlle Mary Beth ont tout fait pour la sauver. Mais rien ne peut arrêter un fleuve qui a décidé d’emporter une maison. C’était une vraie beauté, Mary Beth. Elle n’était pas délicate comme Stella ou quelconque comme Mlle Carlotta. Et on disait qu’Antha était aussi très belle. Mais je ne l’ai jamais vue. Pas plus que la pauvre petite Deirdre. Stella était une vraie reine vaudoue. Elle connaissait les poudres, les potions, les cérémonies. Elle savait lire l’avenir dans les cartes. Elle l’a fait pour mon petit-fils, Sean. Il est devenu à moitié fou à cause de ce qu’elle lui a prédit. C’était à une de ces fêtes de First Street où ils buvaient de la liqueur de contrebande et où un orchestre jouait dans le salon. Elle aimait bien mon Billy aussi, celui qui est mort pendant la dernière guerre. Je lui ai dit : « Billy, écoute-moi. Ne t’approche pas des femmes Mayfair. » Elle aimait les beaux garçons. C’est pour ça que son frère l’a tuée. Lorsque le ciel était dégagé, elle était capable de faire venir les nuages juste au-dessus de votre tête. C’est la vérité, mon père. Elle effrayait les religieuses de Saint Alphonse en provoquant des tempêtes dans le jardin. Et la nuit où elle est morte, vous auriez vu la tempête dans cette maison ! Tout était cassé. La pluie et le vent, un vrai cyclone. Stella pouvait faire pleurer le ciel pour elle.
Le père Mattingly ne retourna pas rendre visite aux Mayfair. Il craignait que la petite fille ne croie – si toutefois elle était là – qu’il voulait parler de ce qu’il devait tenir secret pour toujours. Il les cherchait dans la foule à la messe mais les voyait rarement. Après tout, elles allaient peut-être à une église ou à la petite chapelle pour les riches dans Garden District.
Les chèques de Mlle Carlotta arrivaient toujours. Vers Noël, le père Lafferty, qui s’occupait des comptes de la paroisse, lui en montra un – deux mille dollars – en faisant remarquer innocemment que Carlotta Mayfair dépensait son argent pour vivre dans un environnement agréable et calme.
— Sa petite-nièce est revenue de l’école de Boston. Vous le savez, je suppose ?
Il répondit que non. Il attendait sur le pas de la porte…
— Je croyais que vous vous entendiez rudement bien avec ces dames ? poursuivit le père Lafferty.
Il avait son franc-parler, faisait plus que ses soixante ans et n’était pas du genre à aimer les ragots.
— Je leur ai rendu visite une ou deux fois, répondit le père Mattingly.
— On dit que la petite Deirdre est souffrante, dit le père Lafferty. (Il posa le chèque sur le buvard vert du bureau et le contempla.) Elle ne peut pas aller dans une école normale. Elle a un précepteur.
— C’est bien triste.
— Je vous l’accorde. Mais personne ne dit rien. Personne ne va voir sur place si cette enfant reçoit une instruction décente.
— Ils ont suffisamment d’argent…
— Suffisamment pour calmer les esprits. Comme toujours. Ils tueraient père et mère qu’on leur pardonnerait.
— Vous croyez ?
Le père Lafferty sembla réfléchir. Il continuait à regarder le chèque.
— Vous êtes au courant du meurtre, j’imagine ? Après avoir tué sa sœur Stella, Lionel Mayfair n’a pas passé une journée en prison. Mlle Carlotta a tout arrangé. M. Cortland aussi, le fils de Julien. A eux deux, ils étaient capables d’arranger n’importe quoi. Et personne n’a posé de questions.
— Mais comment ont-ils…
— L’asile de fous, bien entendu. Lionel s’y est suicidé. On n’a jamais su comment car il avait une camisole de force.
— Non !
Le père Lafferty hocha la tête.
— Eh si ! Et, une fois de plus, personne n’a posé de questions. Et puis la petite Antha est venue ici, la fille de Stella. Elle pleurait, elle criait et elle disait que c’était Mlle Carlotta qui avait fait tuer sa mère par Lionel. Nous sommes tous témoins.
Le père Mattingly écoutait en silence.
— La petite Antha disait qu’elle avait peur de rentrer chez elle. Peur de Mlle Carlotta. Elle avait entendu Mlle Carlotta dire à Lionel : « Tu n’es pas un homme si tu ne mets pas un terme à ce qui se passe. » C’est même elle qui lui aurait donné le revolver pour tirer sur Stella. On aurait pu penser que quelqu’un voudrait lui poser quelques questions. Eh bien pas du tout ! Le curé a juste pris son téléphone et appelé Mlle Carlotta. Quelques minutes plus tard, une limousine noire est venue prendre la petite.
Le père Mattingly observa le petit homme assis derrière le bureau. Je n’ai pas posé de questions non plus, songea-t-il.
— Le curé a dit plus tard que l’enfant avait l’esprit dérangé, qu’elle disait aux autres fillettes qu’elle pouvait entendre les gens parler de l’autre côté d’un mur et qu’elle lisait dans leurs pensées. Il a dit qu’elle s’était calmée et qu’elle était simplement bouleversée par la mort de Stella.
— Mais son état n’a fait qu’empirer ?
— Elle a sauté par une fenêtre à l’âge de vingt ans. Encore une fois, pas de questions. Elle n’avait pas tout son esprit, a-t-on dit, et elle n’était qu’une enfant.
Le père Lafferty retourna le chèque et y apposa le cachet de la paroisse.
— Voulez-vous dire, mon père, que je dois rendre visite aux Mayfair ?
— Non, mon père. A la vérité, je ne sais pas très bien ce que je dis. Mais je regrette que Mlle Carlotta n’ait pas envoyé la petite loin de cette maison. Il y a trop de mauvais souvenirs sous ce toit ce n’est pas un endroit pour une enfant.
A l’âge de dix ans, Deirdre Mayfair fit une fugue et fut retrouvée deux jours plus tard errant sous la pluie, les vêtements trempés. Puis elle fit un séjour dans un pensionnat avant de revenir une nouvelle fois. Les religieuses avaient dit qu’elle faisait des cauchemars, qu’elle était somnambule et disait des choses plus qu’étranges.
Plus tard, on apprit que Deirdre était en Californie. Les Mayfair y avaient des cousins qui l’avaient prise en charge. Le changement de climat lui ferait peut-être du bien.
Le père Mattingly savait pertinemment que les pleurs de cette enfant ne sortiraient jamais plus de son esprit. Il s’en voulait de ne pas avoir essayé une autre tactique avec elle. Il priait pour qu’elle raconte à un professeur avisé ou à un médecin ce qu’elle lui avait raconté à lui, pour que quelqu’un, quelque part, lui apporte cette aide qu’il n’avait pas été capable de lui donner.
Il ne se rappelait pas quand il avait appris que Deirdre était rentrée de Californie. A un moment quelconque de l’année 1956, il avait su qu’elle était dans un pensionnat en ville, à Sainte Rose de Lima. Puis la rumeur lui était parvenue qu’elle avait encore été renvoyée et s’était enfuie à New York.
Mlle Kellerman avait tout raconté au père Lafferty, un après-midi, sur les marches de l’église. C’était sa servante. Elle connaissait la fille de couleur qui travaillait occasionnellement chez les Mayfair et était au courant de tout. Deirdre avait déniché au grenier les nouvelles écrites par sa mère « toutes ces stupidités à propos de Greenwich Village » et s’était enfuie pour retrouver son père alors que personne ne savait s’il était vivant ou mort. Mlle Carlotta avait pris l’avion pour New York et ramené Deirdre.
Un après-midi d’été, le père Mattingly apprit le « scandale » : Deirdre était enceinte, à dix-huit ans, et elle avait laissé tomber ses études dans un collège du Texas. Et le père ? C’était un de ses professeurs, un homme marié et protestant. Il voulait divorcer, après dix ans de mariage, pour épouser Deirdre !
On aurait dit que toute la paroisse ne parlait que de ça. Mlle Carlotta s’en était lavé les mains, disait-on, mais Mlle Nancy avait emmené Deirdre s’acheter une jolie robe chez Guy Mayer pour le mariage civil. Deirdre était maintenant une ravissante jeune fille, aussi ravissante qu’Antha et Stella. Aussi belle, même, que Mlle Mary Beth, selon les ragots. Le père Mattingly gardait en mémoire la petite fille effrayée au visage blême.
Le mariage n’allait jamais avoir lieu.
Alors que Deirdre en était à son cinquième mois de grossesse, le père fut tué sur le chemin de La Nouvelle-Orléans. La barre d’accouplement de sa voiture avait cédé, le véhicule avait quitté la route et s’était écrasé contre un chêne, explosant instantanément.
Plus tard, en se promenant dans la foule réunie pour la vente de charité de l’église, par une chaude soirée de juillet, le père Mattingly entendit une histoire des plus étranges sur les Mayfair, une histoire qui, tout comme la confession, allait le hanter pour toujours.
Des guirlandes de lampions étaient suspendues au-dessus de la cour. Les paroissiens, en chemise et robe de coton, passaient d’un stand à l’autre et tentaient leur chance à des jeux de hasard pour gagner qui un gâteau au chocolat, qui un ours en peluche. L’asphalte était ramolli par la chaleur. La bière coulait à flots au bar de fortune fait de planches posées sur des tonneaux. Le père Mattingly avait l’impression que de tous côtés on chuchotait sur ce qui se passait chez les Mayfair.
Red Lonigan, le doyen de l’entreprise familiale des pompes funèbres, écoutait Dave Collins lui raconter que Deirdre était enfermée dans sa chambre. Le père Lafferty était assis devant une bière et regardait Dave d’un air maussade, ce dernier était en train de dire qu’il connaissait les Mayfair depuis plus longtemps que quiconque, et même que Red. Le père Mattingly prit une bière fraîche au bar et s’installa au bout du banc.
Avec deux prêtres dans son auditoire, Dave Collins était aux anges.
— Je suis né en 1901, mon père, déclara-t-il. (Le père Mattingly ne leva même pas les yeux.) La même année que Stella Mayfair, et je me rappelle très bien quand elle s’est fait renvoyer de chez les Ursulines et que Mlle Mary Beth l’a inscrite à l’école d’ici.
— Il y a trop de ragots sur cette famille, dit Red d’un air sombre.
— Stella était une reine vaudoue, reprit Dave. Tout le monde le savait. Mais elle n’avait pas besoin d’enchantements et de formules magiques. Elle avait un porte-monnaie rempli de pièces d’or qui ne se vidait jamais.
Red se mit à rire tristement.
— Tout ce qu’elle a jamais eu, c’est de la malchance.
— Elle était vraiment prodigue avant que Lionel ne la tue, poursuivit Dave en se penchant, la main gauche agrippée à sa bouteille de bière. Et à peine était-elle morte que le porte-monnaie s’est retrouvé sur la table de nuit d’Antha et, quand quelqu’un le cachait, il revenait toujours.
— Mon œil, lança Red.
— Dans le porte-monnaie, il y avait des pièces de tous les pays : italiennes, françaises, espagnoles.
— Comment le sais-tu ? interrogea Red.
— Le père Lafferty les a vues, n’est-ce pas, mon père ? Vous les avez vues. Mlle Mary Beth les jetait dans le panier de la quête tous les dimanches et elle disait invariablement :
— Dépensez-les vite, mon père. Avant le crépuscule. Parce qu’elles reviennent toujours.
— Comment ça, elles reviennent toujours ? demanda le père Mattingly.
— Elles retournaient dans le porte-monnaie, répondit Dave en haussant les sourcils. (Il but une langue gorgée à même la bouteille et se mit à rire d’une voix rauque.) Elle a dit la même chose à ma mère il y a cinquante ans quand elle allait faire la lessive chez eux. Oui, ma mère faisait la lessive de plusieurs grandes maisons et elle n’en a jamais eu honte, je vous le dis. Mlle Mary Beth la payait toujours avec ces pièces.
— Mon œil, dit Red.
— Et je vais te dire autre chose, dit Dave en se penchant et en regardant fixement Red Lonigan. La maison, les bijoux, le porte-monnaie, tout ça va ensemble. Comme pour le nom de Mayfair et la façon dont ils l’ont gardé, malgré les mariages. Tu veux savoir pourquoi ? Parce que ces femmes sont des sorcières ! Toutes !
Red hocha la tête et poussa sa bouteille de bière pleine vers Dave. Celui-ci l’attrapa.
— C’est la vérité, je vous le dis. C’est un pouvoir qu’elles se transmettent de génération en génération et ça fait bien longtemps qu’on en parle. Mlle Mary Beth avait encore plus de pouvoirs que Stella.
Il avala une grande gorgée de la bière de Red.
— Et elle a été assez maligne pour la fermer, poursuivit-il. C’est pas comme Stella.
— Et comment sais-tu tout ça ? demanda Red.
— Je le sais parce que ma mère m’a raconté des choses que Mlle Mary Beth lui a dites. C’était en 1921, quand Mlle Carlotta est revenue diplômée de Loyola et que tout le monde la félicitait. Elle n’est pas l’élue, avait dit Mlle Mary Beth à ma mère. C’est Stella. Stella a le don et elle aura tout quand je serai morte. Et quel est ce don, Mlle Mary Beth ? avait demandé ma mère. Stella a vu l’homme, avait-elle répondu. Et celle qui peut voir l’homme hérite de tout.
Le père Mattingly sentit un frisson courir le long de son dos. Cela faisait onze ans que l’enfant lui avait fait sa confession inachevée mais il n’en avait pas oublié un seul mot. « Elles l’appellent « l’homme « »…
Le père Lafferty lança à Dave un regard noir.
— Vu l’homme ? demanda-t-il froidement. Mais qu’est-ce que c’est que ce charabia ?
— Eh bien, mon père, j’aurais cru qu’un bon Irlandais comme vous connaîtrait la réponse. Vous ne savez pas que les sorcières appellent le diable « l’homme » ? Qu’elles l’appellent comme ça quand il vient au milieu de la nuit pour leur donner la tentation du mal ?
Il eut à nouveau un rire malsain et sortit de sa poche un mouchoir crasseux pour s’essuyer le nez.
— Des sorcières, reprit-il. Vous le savez parfaitement, mon père. C’est ce qu’elles étaient et ce qu’elles sont toujours. De la sorcellerie héréditaire. Et le vieux M. Julien Mayfair ? Vous vous en souvenez ? Moi, oui. Ma mère m’a dit qu’il était au courant aussi. Vous le savez bien, mon père !
— Héréditaire, oui, dit le père Lafferty avec colère. (Il se leva.) De l’ignorance héréditaire, de la jalousie héréditaire et une maladie mentale héréditaire ! Vous en avez entendu parler, Dave Collins ? De cette haine entre les sœurs ? De leur jalousie et de leur ambition impitoyable ?
Tournant le dos, il se mêla à la foule sans attendre la réponse.
Sur le point de s’endormir, le soir même, le père Mattingly se remémora les livres qu’il avait lus au séminaire. L’homme grand, l’homme sombre, le charmant homme, l’incube qui vient la nuit…, le géant qui dirige le sabbat. Il se rappelait les gravures bien dessinées mais épouvantables. « Sorcières », prononça-t-il avant de sombrer dans le sommeil. « Elle dit que c’est le diable, mon père. C’est un péché de le regarder. »
Il se réveilla peu avant l’aube en entendant la voix furieuse du père Lafferty. « Jalousie, maladie mentale. » Était-ce la vérité qu’il fallait lire entre les lignes ? Il avait l’impression qu’une pièce capitale du puzzle venait de se mettre en place. Il voyait presque le puzzle achevé : une maison dirigée d’une main de fer, dans laquelle des femmes belles et pétulantes avaient vécu une tragédie. Et pourtant, quelque chose le tracassait toujours… « Elles le voient toutes, mon père. » Des fleurs éparses, de grands glaïeuls blancs et de délicates branches de fougère. Il revit sa chaussure les écrasant.
Deirdre Mayfair abandonna son enfant. Sa fille était née au nouvel hôpital de la Pitié le 7 novembre. Le jour même, elle embrassa son bébé et le mit dans les bras du père Lafferty qui le baptisa et le confia aux cousins de Californie, qui allaient l’adopter.
Mais Deirdre avait exigé que l’enfant porte le nom de Mayfair. Sa fille ne devait jamais avoir d’autre nom ou elle ne signerait pas les papiers. Son vieil oncle Cortland la soutenait et même le père Lafferty ne réussit pas à la faire changer d’avis. Elle exigea de voir le nom écrit à l’encre sur l’acte de baptême. Maintenant, le pauvre vieux Cortland Mayfair n’était plus de ce monde. Il avait fait une chute terrible dans l’escalier.
Le père Mattingly ne se rappelait pas quand il avait entendu prononcer pour la première fois le mot « incurable ». Deirdre était devenue folle avant même de quitter l’hôpital. On disait qu’elle passait son temps à parler tout haut et à dire : « C’est toi qui l’as tué. » Les infirmières avaient peur d’entrer dans sa chambre. Elle errait dans la chapelle en chemise de nuit d’hôpital, riait et parlait tout haut au beau milieu de la messe, accusant le vide d’avoir tué son amant, de l’avoir séparée de son enfant et de l’avoir laissée seule avec ses « ennemis ». Lorsque les infirmières tentaient de la calmer, elle piquait une crise de nerfs. Les infirmiers venaient et l’emmenaient hurlante.
A la mort du père Lafferty, au printemps, elle était enfermée au loin. Personne ne savait où. Rita Lonigan interrogea son beau-père, Red, car elle voulait écrire à son amie. Mais Mlle Carl n’était pas d’accord. Pas de lettres pour Deirdre.
Seulement des prières. Et les années passèrent.
Le père Mattingly quitta la paroisse pour des missions à l’étranger. Il travailla à New York et dans des contrées si reculées qu’il ne pensait plus à La Nouvelle-Orléans, sauf certains moments où il se rappelait soudain et avait honte : Deirdre Mayfair, celle qu’il n’avait pas aidée.
Un après-midi de 1976, il vint faire un bref séjour dans le vieux presbytère. En passant devant la maison de First Street, il vit une pâle jeune femme assise dans un fauteuil à bascule. Elle avait l’air d’un spectre dans sa chemise de nuit blanche mais il la reconnut tout de suite à ses boucles noires pendant sur ses épaules. Il ouvrit la grille rouillée et remonta l’allée pavée. L’expression du visage était identique. C’était bien Deirdre, la petite fille qu’il avait ramenée chez elle près de trente ans plus tôt.
Son visage était inexpressif et elle ne répondit pas quand il murmura :
— Deirdre.
Elle portait autour du cou un pendentif avec une émeraude une pierre magnifique – et au doigt une bague en rubis. Étaient-ce les bijoux dont il avait entendu parler ? Comme ils faisaient incongrus sur cette femme muette vêtue d’une chemise de nuit informe ! Aucun signe qu’elle l’avait entendu ou vu.
— Son esprit l’a quittée, dit Nancy dans un sourire amer. Les électrochocs ont d’abord effacé sa mémoire puis tout le reste. Elle ne pourrait même pas se lever pour sauver sa vie si un incendie éclatait. De temps à autre, elle se tord les mains et essaie de parler mais elle n’y arrive pas…
— Tais-toi ! chuchota Millie en pinçant la bouche, comme s’il était inconvenant d’en parler.
Elle était vieille maintenant, Mlle Millie, vieille et magnifique, comme l’avait été Mlle Belle, qui était partie depuis longtemps.
— Encore un peu de café, mon père ?
La femme assise dans le fauteuil à bascule était jolie. Les traitements de choc n’avaient pas blanchi ses cheveux, et ses yeux étaient toujours d’un bleu profond, même s’ils étaient complètement vides. Comme une statue d’église. « Mon père, aidez-moi. » L’émeraude scintilla dans un rayon de lumière.
Le père Mattingly n’était pas revenu souvent dans le Sud depuis. Et les années suivantes, lorsqu’il sonnait à la porte, il n’était pas bien accueilli. Plus de café, juste quelques mots chuchotés dans le grand salon poussiéreux aux lustres ternes.
Ces femmes commençaient à se faire vieilles. Millie mourut en 1979. Les obsèques furent grandioses, des cousins étant venus des quatre coins du pays.
Nancy était partie à son tour il y avait un an. Le père Mattingly se trouvait à Bâton Rouge à l’époque et eut juste le temps de faire le voyage pour assister aux funérailles.
Mlle Carl, qui avait un peu moins de quatre-vingt-dix ans, était très amaigrie. Ses cheveux étaient blancs et elle portait des lunettes qui lui grossissaient les yeux. Ses chevilles étaient enflées. Elle dut s’asseoir sur une tombe pendant la cérémonie au cimetière.
La maison était en piteux état. Le père Mattingly l’avait constaté en passant devant.
Deirdre avait changé aussi, inévitablement. Elle avait fini par perdre sa beauté fragile. Elle s’était voûtée, ses mains s’étaient recroquevillées et tournées vers l’extérieur, comme celles d’un arthritique. Sa tête restait inclinée d’un côté et sa bouche était ouverte en permanence.
Même de loin, c’était un spectacle bien triste que les bijoux rendaient encore plus sinistre. Des boucles d’oreilles en diamant pour une invalide privée de raison ! Une émeraude grosse comme l’ongle du pouce ! Le père Mattingly, qui croyait pourtant par-dessus tout au caractère sacré de l’être humain, se laissait aller à penser que la mort de Deirdre serait une bénédiction.
L’après-midi suivant les obsèques de Nancy, pendant cette visite silencieuse à la grande maison, il rencontra un Anglais qui se tenait à l’autre extrémité de la clôture, un homme de belle prestance qui se présenta sous le nom d’Aaron Lightner.
— Vous connaissez cette pauvre femme ? demanda-t-il au prêtre. Cela fait plus de dix ans que je la vois sous ce porche. Je me fais du souci pour elle.
— Moi aussi, confessa le prêtre. Mais il paraît qu’on ne peut plus rien faire pour elle.
— Quelle étrange famille, dit l’Anglais avec sympathie. Il fait vraiment chaud ! Je me demande si elle ressent cette chaleur. Ils devraient peut-être réparer ce ventilateur. Il a l’air cassé.
C’est ainsi que le père Mattingly se retrouva en train de bavarder agréablement avec l’Anglais, à voix basse, sous les chênes des Mayfair. Tout naturellement, il en vint à parler de ce que tout le monde savait et dont l’Anglais semblait déjà être au courant : les électrochocs, les sanatoriums, le bébé adopté en Californie. Mais il ne lui vint pas à l’esprit de parler des potins de Dave Collins concernant Stella ou « l’homme ». Tout cela était des balivernes et, de plus, touchait de trop près aux terribles secrets que Deirdre lui avait confiés.
Lightner et lui avaient fini par déjeuner ensemble au Commander’s Palace, sur l’invitation de l’Anglais. Pour le prêtre, c’était un grand luxe. Depuis combien de temps n’avait-il pas eu l’occasion de prendre un repas dans un grand restaurant de La Nouvelle-Orléans comme celui-ci, avec de vraies nappes et des serviettes en coton ? De plus, l’Anglais avait commandé un excellent vin.
Lightner reconnut en toute franchise qu’il s’intéressait à l’histoire de familles comme celle des Mayfair.
— Vous savez qu’ils avaient une plantation à Haïti, à l’époque où cette île s’appelait encore Saint-Domingue. L’endroit s’appelait Maye Faire, je crois. Ils ont fait fortune dans le café et le sucre avant la révolte des esclaves.
— Vous connaissez si bien leurs origines ? demanda le prêtre, interloqué.
— Oh oui ! dit Lightner. C’est dans les livres d’histoire, vous savez. C’était une femme puissante qui dirigeait tout cela, Marie-Claudette Mayfair Landry, suivant ainsi les traces de sa mère, Angélique Mayfair. Ils y sont restés quatre générations. Il y a eu Charlotte qui est arrivée de France en, voyons…, 1689. Puis elle a mis au monde des jumeaux. Peter et Jeanne-Louise, qui ont tous les deux vécu jusqu’à quatre-vingt-un ans.
— Je n’en ai jamais entendu parler.
— Il suffit de regarder dans les archives. (Lightner eut un léger haussement d’épaules.) Même les esclaves révoltés n’ont pas osé mettre le feu à la plantation. Marie-Claudette a réussi à émigrer avec une fortune fabuleuse en emmenant toute sa famille. Ils se sont retrouvés à La Victoire, en dessous de La Nouvelle-Orléans, à Riverbend.
— Mlle Mary Beth y est née.
— Très juste. En… Attendez… En 1871, je crois. C’est finalement le fleuve qui a englouti cette vieille maison. Elle était magnifique, avec toutes ses colonnades. On en trouve des photographies dans les très vieux guides de la Louisiane.
— J’aimerais bien les voir.
— La maison de First Street a été bâtie avant la guerre de Sécession. En fait, c’est Katherine Mayfair qu’il l’a fait construire et ses frères Julien et Remy Mayfair y ont vécu. Puis Mary Beth s’y est installée. Elle n’aimait pas la région.
— J’ai entendu parler de Mlle Mary Beth.
— Elle a épousé le juge McIntyre. Il n’était qu’un jeune avocat à l’époque. C’est leur fille Carlotta Mayfair qui dirige la maison maintenant…
Le père Mattingly était captivé. Cela tenait autant à sa curiosité à propos des Mayfair qu’aux manières engageantes de Lightner et à son agréable accent britannique. Après tout, ce n’était que de l’histoire, pas des ragots. Cela faisait bien longtemps que le père n’avait pas discuté avec quelqu’un d’aussi cultivé.
Malgré lui, le prêtre se retrouva en train de raconter d’une voix hésitante l’histoire de la petite fille et des mystérieuses fleurs dans la cour. Ça, il ne l’avait pas entendu dans le confessionnal, mais il s’effrayait lui-même de divulguer ces choses avec une telle facilité, après quelques gorgées de vin. Il avait un peu honte. Soudain, il fut obsédé par la confession de Deirdre et perdit le fil de la conversation. Il pensait à Dave Collins et à ce récit étrange qui avait provoqué la colère du père Lafferty à la kermesse. Ce même père Lafferty qui s’était occupé de l’adoption du bébé de Deirdre. Le père Mattingly se perdit dans ses pensées.
L’Anglais ne montrait aucun signe d’impatience. Au contraire, une chose vraiment curieuse se produisit : on aurait dit qu’il écoutait ce que le prêtre se disait en pensée ! C’était invraisemblable mais, si cet homme était capable d’entendre la confession de Deirdre de cette façon, que pouvait-il bien y faire ?
L’après-midi se prolongeait. De longs moments agréables, plaisants. Le père Mattingly avait fini par répéter les dires de Dave Collins et même par parler des illustrations de « l’homme sombre » et des danses de sorcières qu’il avait vues dans des livres.
L’Anglais semblait réellement intéressé. Il ne bougeait que pour remplir les verres ou offrir une cigarette.
— Bon, que pensez-vous de tout ça ? conclut-il à l’intention de Lightner. Vous savez, ce vieux Dave Collins est mort mais sœur Bridget Marie est immortelle. Elle a presque cent ans.
L’Anglais sourit.
— Vous parlez de la religieuse qui était dans la cour de récréation il y a si longtemps ?
Les pensées du prêtre s’étaient à nouveau égarées. Il songeait à Deirdre et au confessionnal. L’Anglais toucha le dos de sa main et murmura :
— Ne vous faites pas de souci pour ça.
Le prêtre était sidéré. Se pouvait-il vraiment que l’Anglais lise dans ses pensées ? Et qu’avait donc dit la sœur Bridget Marie à propos d’Antha ? Qu’elle entendait ce qui se disait de l’autre côté des murs et ce que les gens pensaient. L’avait-il raconté à l’Anglais ?
— Oui, vous l’avez fait. Je tiens à vous remercier…
Les deux hommes s’étaient salués il 6 heures devant le portail du cimetière La Fayette. C’était le meilleur moment de la soirée : le soleil était parti et tous les objets restituaient la lumière dont ils s’étaient gorgés toute la journée. Mais comme tout cela était triste : ces vieux murs chaulés et ces magnolias géants défonçant le trottoir.
— Vous savez, tous les Mayfair sont enterrés ici, dit le père en jetant un regard vers le portail en fer. C’est un grand monument funéraire sur la droite dans l’allée du milieu. Il y a une petite barrière en fer forgé tout autour. Mlle Carl le maintient en bon état. Vous y trouverez tous les noms dont vous m’avez parlé.
Le prêtre aurait bien accompagné l’Anglais mais il était temps qu’il rentre au presbytère. Il devait se rendre à Bâton Rouge puis à Saint Louis.
Lightner lui laissa son adresse à Londres.
— Si vous entendez parler d’autre chose sur cette famille, quelque chose que vous auriez envie de raconter, contactez-moi, je vous prie.
Le père Mattingly ne l’avait jamais contacté. Il avait d’ailleurs égaré le nom et l’adresse de l’homme. Mais il se souvenait avec plaisir de cet Anglais, tout en se demandant parfois qui il était et ce qu’il cherchait. Il aurait été formidable que tous les prêtres du monde aient l’attitude apaisante de cet homme-là. On eût dit qu’il comprenait tout.
Le père Mattingly repensa à ce que le jeune prêtre lui avait écrit : Deirdre Mayfair était complètement recroquevillée et ne pouvait pratiquement plus marcher. Alors, pour l’amour du ciel, comment avait-elle bien pu faire cette crise le 13 août ? Comment avait-elle pu casser tous les carreaux et effrayer les infirmiers de l’asile ? C’était difficile à croire.
Et pourtant, la preuve était bien là : en approchant doucement du portail, par ce chaud après-midi d’août, il aperçut un homme en blanc perché sur une échelle en bois. Un couteau à la main, il s’employait à mastiquer les nouveaux carreaux. Chacune des hautes fenêtres avait maintenant une vitre flambant neuve.
A plusieurs mètres de là, du côté sud de la maison, Deirdre était assise, les mains tordues, la tête penchée sur le côté, dans le fauteuil à bascule. L’émeraude renvoya une lueur verte furtive.
Et elle, qu’avait-elle éprouvé à casser les vitres ? Avait-elle senti une force traverser ses membres ?
Quelle pensée étrange ! Le prêtre se sentit pris d’une sorte de tristesse, d’une grande mélancolie. Pauvre petite Deirdre !
A la vérité, il se sentait triste et amer comme chaque fois qu’il la voyait. Il savait qu’il ne prendrait pas l’allée pavée menant aux marches, qu’il ne sonnerait pas pour s’entendre dire que Mlle Carl était absente ou qu’elle ne pouvait pas le recevoir.
Il resta devant la grille pendant un certain temps, écoutant le grattement du couteau du vitrier. Il sentit la chaleur pénétrer dans ses chaussures et ses vêtements. Il sentit les couleurs tendres de cet endroit humide et ombragé agir sur lui.
Ce lieu était vraiment particulier. Elle était sûrement mieux ici que dans quelque chambre d’hôpital impersonnelle. Le prêtre se demanda ce qui pouvait lui faire croire qu’il aurait pu réussir là où tant de médecins avaient échoué.
Soudain, il aperçut un visiteur assis près de la pauvre démente. Un bel homme, apparemment – grand, aux cheveux foncés, bien habillé. C’était peut-être un parent de New York ou de Californie ?
Il venait sans doute de sortir à l’instant du salon car une seconde auparavant il n’était pas là. Il avait l’air si attentionné. La façon dont il se penchait vers elle était charmante. Comme s’il embrassait sa joue. Oui, c’était ce qu’il faisait. Malgré l’ombre, le prêtre le voyait très bien. Il en fut très ému.
Le vitrier avait terminé son travail. Il prit son échelle, descendit l’escalier, prit l’allée pavée et passa devant le porche en s’aidant de l’échelle pour écarter de son chemin les branches de bananier et de laurier-rose.
Le prêtre avait terminé lui aussi. Il avait fait sa pénitence. Il pouvait retourner vers le trottoir brûlant de Constance Street et la fraîcheur du presbytère. Il se retourna lentement et se mit en marche.
Il ne regarda qu’une fois par-dessus son épaule. Deirdre était seule sous le porche. Mais le beau jeune homme allait sûrement ressortir bientôt. Son baiser tendre avait profondément touché le cœur du prêtre. Il était heureux de savoir que quelqu’un aimait encore cette âme en peine qu’il avait été impuissant à sauver dans un lointain passé.